Histoires de mots - 5 décembre 2025 - 4 min

Animaux inclassables

L’Australie est une terre étrange à bien des égards. Sa faune, par exemple, compte de nombreux animaux qui, au cours de leur évolution, ont fortement divergé de ceux qu’on peut trouver ailleurs. Les monotrèmes figurent parmi les plus insolites, car, bien qu’étant classés comme mammifères, ils partagent certaines caractéristiques des oiseaux.

Monotrème, échidné et ornithorynque : l’origine de ces mots mystérieux n’est pas banale non plus, allant de la typographie à l’entomologie en passant par la mythologie grecque. Explorons donc ces mots pour découvrir cette facette méconnue de l’Australie.

monotrème

Les monotrèmes sont un ordre de mammifères primitifs dont la physiologie présente certaines caractéristiques les rapprochant des reptiles ou des oiseaux. En effet, non seulement ils pondent des œufs, mais en outre ils sont munis d’un cloaque et d’un bec corné. En revanche, ils allaitent leurs petits et sont couverts de poils. Autre caractéristique originale, ils sont dotés du sens de l’électrolocalisation grâce à des récepteurs situés dans la peau du bec. Leurs seuls représentants sont l’ornithorynque et l’échidné. Ils sont aussi les seuls représentants toujours vivants de l’échelon taxinomique supérieur, la sous-classe des protothériens (en latin scientifique, Prototheria, c’est-à-dire « mammifères primitifs »).

Le terme monotrème a été introduit au début du XIXe siècle :

Mais cependant, comme il est démontré, par la dissertation de M. Home, que ces deux genres s’appartiennent par un assez grand nombre de rapports, je les réunis dans le même ordre, sous le nom Monotrème, avec le caractère indicateur suivant : doigts onguiculés ; point de véritables dents ; un cloaque commun, versant à l’extérieur par une seule issue.

Source : Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Journal de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts, 1803

Le terme latin correspondant (Monotremata) ne sera introduit qu’en 1837 par l’ornithologue français Charles-Lucien Bonaparte. Monotrème a été formé à partir du nom grec trēma ‘orifice’, associé au confixe mono- ‘un seul’ (du grec ancien monos ‘seul’). Trēma est d’ailleurs à l’origine du français tréma, qui désigne un signe diacritique à deux « trous ».

échidné

En tant que mammifère monotrème, l’échidné partage avec l’ornithorynque le fait de pondre des œufs et d’être dépourvu de dents. Il est en outre muni de piquants, de membres fouisseurs et d’un museau allongé renfermant une longue langue collante, dont il se sert pour attraper des insectes. Il n’est donc pas en reste avec l’ornithorynque pour la bizarrerie. Il est aujourd’hui réparti en deux genres, l’un représentant les échidnés d’Australie (Tachyglossus, c’est-à-dire « langue rapide ») et l’autre, représentant ceux de Nouvelle-Guinée (Zaglossus, c’est-à-dire « langue traversante », sans doute à cause de leur langue encore plus longue que celle des échidnés d’Australie).

Après les noms scientifiques latins Myrmecophaga (appliqué au fourmilier) et Aculeata, celui de Echidna apparait à la fin du XVIIIe siècle pour nommer ce « hérisson » australien ; il est accompagné de la locution française fourmilier épineux qui, sans avoir complètement disparu, est devenue rare depuis le XXe siècle :

FOURMILIERS ÉPINEUX (ECHIDNA) : [fourmiliers] à corps couvert de piquans. On n’en connoît qu’une espèce, qui est de la Nouvelle-Hollande [Australie], et a les pieds et la queue excessivement courts.

Source : Georges Cuvier, Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux, 1797

À l’instar du nom de l’ornithorynque, le nom de l’échidné provient du grec, en l’occurrence ekhidna. Un des sens de ce mot se rapporte à un monstre mythologique dont la partie supérieure est une femme et la partie inférieure, un serpent. Il est probable que Cuvier ait porté son choix sur cette appellation à cause de la nature ambivalente de ce monotrème, qui tient à la fois du mammifère et du reptile. Une influence du grec ekhinos ‘hérisson’ serait aussi à envisager à cause de l’apparence similaire du hérisson et de l’échidné.

On mentionne pour la première fois en 1803 le nom francisé échidné (prononcé [ékidné]) chez le naturaliste français Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. On relève la forme féminine échidnée, qui cadre avec le genre féminin du mot correspondant latin. Cependant, elle sera vite abandonnée à cause de la présence d’une appellation homonyme désignant un genre de vipère (particulièrement la vipère heurtante, dont le nom scientifique a été changé pour Bitis arietans), une histoire qui n’est pas sans rappeler celle du nom Platypus, qui, comme on le verra, était partagé entre l’ornithorynque et un coléoptère.

ornithorynque

L’ornithorynque est un animal de l’est de l’Australie qui donne l’impression de tout faire pour être remarqué. En effet, bien qu’étant un mammifère, c’est-à-dire un « porteur de mamelles », il n’en possède pas ; en fait, son lait est sécrété directement par les pores de sa peau. Et ce n’est pas tout : il pond des œufs (comme l’échidné), possède un bec de canard, une queue de castor et des pattes palmées et, par-dessus le marché, les mâles sont munis d’un aiguillon venimeux sur leurs pattes arrière. En somme, l’animal est si bizarre que les zoologistes européens crurent à un canular lorsqu’ils l’examinèrent pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle.

L’origine du nom de ce prodigieux animal se révèle aussi tortueuse que son anatomie. Contrairement à d’autres espèces baptisées d’un joli mot aborigène (kangourou, wombat, wallaby, dingo…), le nom de l’ornithorynque est issu d’un processus laborieux. Pourtant, les candidats autochtones ne manquaient pas, comme en font foi ces mots appartenant à diverses langues aborigènes : durrung (en gadigal), biladurang (en wiradjuri), perridak (en wadawurrung), maluŋgaŋ (en ngunnawal), etc.

Les Européens choisirent plutôt de puiser le nom scientifique de cet étrange animal dans le fonds gréco-latin. Le biologiste anglais George Shaw le nomma en 1799 Platypus anatinus. Le premier terme se compose des mots grecs platus ‘plat’ et pous ‘pied’, alors que le second est un adjectif latin signifiant ‘de canard’ dérivé de anas ‘canard’ (forme fléchie : anat‑), l’expression entière signifiant donc ‘(animal) à pieds plats (et à bec) de canard’. Platypus fut immédiatement adopté par l’anglais, mais rapidement abandonné par la science, car le terme désignait déjà depuis 1793 le platype, un coléoptère dont les larves s’attaquent au chêne.

En 1800, le biologiste allemand Johann Blumenbach attribua à l’ornithorynque le nom de Ornithorhynchus paradoxus, formé de composants grecs et signifiant littéralement ‘bec d’oiseau incroyable’, respectivement de rhunkhos, ornis (forme fléchie : ornith‑) et paradoksos. On ménagera la chèvre et le chou dans les années 1840 en conservant comme nom de genre le nouveau terme Ornithorhynchus et comme nom d’espèce l’ancien terme anatinus, aboutissant à Ornithorhynchus anatinus. Parmi les autres noms de genre proposés, notons Dermipus (1800), signifiant ‘pied de peau’, en référence aux pattes palmées de l’animal.

Le nom français de l’ornithorynque provient de l’adaptation du nouveau nom de genre Ornithorhynchus. Son orthographe est au début hésitante. Les graphies ornithoringue et ornithorhinque sont introduites en 1803 : la première, par le géologue et volcanologue français Barthélemy Faujas de Saint-Fond et la seconde, par le naturaliste français Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. En 1805, Georges Cuvier, dans ses Leçons d’anatomie comparée, utilise les graphies ornithorhynque et ornithorinque, dans le même ouvrage ! Peu après apparait la graphie moderne ornithorynque, qui devient majoritaire dans les années 1880.

Malgré la longueur et la complexité orthographique de ornithorynque, on ne lui connait pas de correspondant vernaculaire plus simple, à part la création ad hoc casnard, mot-valise fusionnant castor et canard, rappelant les attributs de l’étrange animal, qu’on rencontre chez l’écrivaine française Anne-Gaëlle Balpe dans son livre jeunesse le Grand N’importe quoi (2012). Toujours dans le domaine littéraire, on remarquera que ornithorynque fait partie des nombreux jurons que profère le capitaine Haddock, l’impétueux compagnon de Tintin, à l’endroit d’esclavagistes dans la bande dessinée Coke en stock (1958) d’Hergé.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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