Points de langue - 1 novembre 2022 - 5 min

Ces mots qui disent une chose et son contraire

La polysémie, c’est-à-dire l’existence de plusieurs sens pour un mot donné, est un phénomène linguistique banal, à plus forte raison si l’on tient compte, en plus des sens actuels d’un mot, des possibles sens anciens qu’il a perdus.

Un phénomène plus rare est celui où un même mot en vient à posséder deux sens opposés, ou du moins apparemment contradictoires. Les linguistes donnent parfois à de tels mots le nom savant d’énantiosèmes (« sens opposés » en grec) ou encore d’autoantonymes (« noms qui sont leur propre contraire »).

Cette particularité rend leur maniement délicat et l’on veillera à les utiliser avec suffisamment de contexte pour éviter les contresens et malentendus.

Voici quelques spécimens parmi les plus courants en français.

Noms

Chacun des noms (en gras) est présenté dans deux exemples illustrant chaque sens, qui est résumé entre parenthèses. Pour des définitions plus détaillées, on se réfèrera aux dictionnaires d’Antidote.

Un prestataire de soins, de services. (personne qui fournit)
Un prestataire d’aide sociale. (personne qui reçoit)

Très accueillant, l’hôte n’a pas lésiné sur la dépense. (celui qui reçoit)
Ce soir nous recevons un hôte de marque. (celui qui est reçu)

Cette œuvre sera appréciée des amateurs. (connaisseurs)
Ce genre d’expédition n’est pas pour les amateurs. (gens peu expérimentés)

Recourir aux services d’un consultant. (personne qui donne conseil)
Le médecin a vu trois consultants aujourd’hui. (personne qui demande conseil)

Les aoutiens envahissent les plages. (vacanciers du mois d’aout)
Un quartier désert où l’on ne croise que de rares aoutiens. (citadins restant chez eux en aout)

Elle dénonce le jeunisme de la publicité et de la mode. (culte de la jeunesse)
Ces ados se disent victimes de jeunisme. (discrimination contre les jeunes)

Une personne est venue. (un être humain)
Personne n’est venu. (aucun être humain)

Quelques remarques sur certains de ces noms.

Pour le nom hôte, nous avons écrit « celui » et non pas « personne », car ce mot n’est en effet un énantiosème que pour le genre masculin. Au féminin, on distingue l’hôtesse (celle qui reçoit) de l’hôte (celle qui est reçue).

Dans le cas de jeunisme, la seconde acception, « discrimination contre les jeunes », reste relativement rare. Elle provient peut-être d’une analogie faite à partir du deuxième sens du nom âgisme, lui-même polysémique. Ce dernier peut en effet signifier d’une part « toute discrimination fondée sur l’âge » (comme dans âgisme contre les ainés et âgisme contre les jeunes) et, d’autre part, plus spécifiquement « discrimination contre les personnes âgées » (comme dans mon grand-père se dit victime d’âgisme). Ces glissements de sens sont favorisés par la polysémie des mots âge et âgé (« d’un âge donné » ou « d’un grand âge »), ainsi que du suffixe -isme (« opinion favorable à » ou « discrimination fondée sur », ou parfois « discrimination contre »).

Le cas de personne n’est pas un pur énantiosème dans la mesure où l’on est en fait en présence, d’une part, d’un nom (une personne est venue) et, d’autre part, d’un pronom (personne n’est venu). De plus, la présence de la particule négative n’ dans l’emploi pronominal aide à expliquer le basculement sémantique : personne n’est venu peut s’analyser historiquement comme une ellipse de pas une personne n’est venue.

Verbes

Elle va louer son appartement. (le mettre en location)
J’aimerais louer un appartement. (le prendre en location)

Les autorités ont sanctionné son inconduite. (puni)
Les autorités ont sanctionné sa proposition. (approuvé)

Le chef défend toute dissidence. (interdit)
L’avocat défend les dissidents. (appuie)

Elle apprend le piano à son frère. (transmet la connaissance)
Elle apprend le piano. (acquiert la connaissance)

Le botaniste sent la fleur. (inhale l’odeur de)
Le parfum sent la rose. (dégage l’odeur de)

Je consulte un médecin. (demande conseil à)
Ce médecin consulte le mercredi et le jeudi. (donne des conseils)

Ce dispositif filtre l’eau. (fait passer par un filtre)
Ce dispositif filtre les impuretés. (empêche de passer grâce à un filtre)

Le verbe louer est un exemple classique où une même action (la location) peut être appréhendée du point de vue de l’un ou l’autre des deux protagonistes, même si ces points de vue ne sont pas symétriques (ils le seraient par exemple avec le verbe échanger). De la même manière, il existerait des langues où les actions de « vendre » et d’« acheter » peuvent être exprimées par un même verbe.

Le verbe apprendre est un bon exemple illustrant comment le contexte syntaxique est souvent suffisant pour lever l’équivoque : la présence d’un complément indirect introduit par la préposition à est normalement une condition nécessaire et suffisante pour déduire que l’on est en présence du sens « transmettre la connaissance » plutôt que du sens « acquérir la connaissance ».

Tout comme pour sanctionner et défendre, il existe des sens opposés pour les noms apparentés sanction (« punition » ou « approbation ») et défense (« interdiction » ou « soutien »).

Adverbes

Il est venu tout à l’heure. (un peu plus tôt aujourd’hui)
Il va venir tout à l’heure. (un peu plus tard aujourd’hui)

Il est venu tantôt. (belgique, québec un peu plus tôt aujourd’hui)
Il va venir tantôt. (belgique, québec un peu plus tard aujourd’hui)

J’en veux plus ! (une plus grande quantité)
J’en veux plus ! (familier je n’en veux plus, j’en ai assez)

Dans le dernier exemple de plus, la différence devrait en principe se distinguer à l’oreille par l’amuïssement du s, puisqu’il s’agit ici de la particule ne… plus, réduite au simple mot plus dans cet emploi elliptique à réserver au registre familier.

Adjectifs

Un investissement payant. (qui rapporte de l’argent)
Un abonnement payant. (qui coute de l’argent)

Un enfant farouche. (craintif)
Un guerrier farouche. (hostile)

Du négatif au positif

Sans qu’il s’agisse d’une parfaite inversion de sens, il arrive que certains adjectifs à valeur originalement négative aient subi un glissement sémantique aboutissant à une valeur positive.

Une violence formidable. (redoutable, terrifiante)
Une soirée formidable. (familier très agréable)

Une scène terrible à voir. (épouvantable, terrifiante)
Dégager un charme terrible. (familier très grand, irrésistible)

Un vieillard débile. (physiquement ou mentalement faible)
Cette guitariste est débile ! (québec, familier très douée)

Une odeur écœurante. (dégoutante, répugnante)
Maman, ta tarte est écœurante ! (québec, familier très bonne, délicieuse)

Ces adjectifs à valeur superlative (« très agréable », « très bon », etc.) sont utilisés à toutes les sauces pour qualifier ce qui est digne d’éloges par le locuteur.

Du positif au négatif

À l’inverse, il arrive qu’un mot à sens positif soit utilisé pour exprimer une idée négative.

Il l’a remerciée pour son aide précieuse. (lui a témoigné sa reconnaissance)
Il l’a remerciée en raison de son incompétence. (congédiée)

Cette façon d’atténuer une idée négative en lui donnant une façade positive s’apparente à l’euphémisme.

Emplois ironiques et oxymores

Un mot peut prendre un sens opposé à son sens habituel lorsqu’il est utilisé de façon ironique, c’est-à-dire avec une intention plaisante ou moqueuse, en disant le contraire de ce que l’on veut faire entendre, ce qu’on appelle aussi antiphrase. Les cas les plus fréquents peuvent figurer dans les dictionnaires. Dans Antidote, ces emplois sont habituellement affectés de la marque ironique.

Ton récital était magnifique ! Bravo ! (je suis admiratif)
Bravo ! tu as tout renversé par terre ! (je suis fâché)

Tes amabilités me vont droit au cœur. (paroles gentilles)
Le ton a monté et ils se sont échangé des amabilités que je ne répèterai pas ici. (insultes)

Déguster un mets exquis. (savourer)
Déguster des injures. (subir)

Un bon samaritain l’a soulagé de son fardeau. (l’en a libéré)
Un voleur à la tire l’a soulagé de son portefeuille. (le lui a dérobé)

Je l’ai acheté pour une bagatelle. (somme infime)
Ça m’a couté la bagatelle de 20 000 euros. (somme considérable)

Sa vie édifiante lui a valu d’être canonisé. (exemplaire de vertu)
Toute cette affaire nous a offert un spectacle édifiant. (révélateur de choses condamnables)

Du vin servi à souhait. (autant que désiré)
Une ambiance déprimante à souhait. (très déprimante)

Certains de ces emplois ironiques occasionnent parfois des rapprochements de mots apparemment incompatibles ou contradictoires :

Nous avons été cordialement reçus par l’ambassadeur. (amicalement)
Ces deux rivaux se détestent cordialement. (se détestent profondément)

Elle s’est amourachée d’un beau comédien. (d’une grande beauté)
Ce type est un beau salaud. (un individu méprisable)

Frustré, il a furieusement lancé sa raquette au loin. (avec furie)
On s’est furieusement amusés hier soir ! (extrêmement amusés)

Ces juxtapositions de mots apparemment contradictoires relèvent de la figure de style appelée oxymore.

Et encore

Nous avons croisé lors de précédents Points de langue quelques expressions sources de difficultés, car pouvant être interprétées de façons diamétralement opposées. Les liens ci-dessous renvoient aux articles où elles sont examinées.

Il faut le réduire au minimum. (réduire à la valeur minimale)
Il faut le réduire au minimum. (réduire le moins possible)

Tirer les marrons du feu. (prendre des risques pour le seul profit d’autrui)
Tirer les marrons du feu. (tirer avantage pour soi-même d’une situation risquée)

Il n’est rien de moins qu’un imbécile. (c’est un imbécile)
Il n’est rien moins qu’un imbécile. (ce n’est vraiment pas un imbécile)

Enfin, dans les articles qui suivent, on a plutôt abordé une difficulté contraire. Il ne s’agit pas de deux expressions semblables dans leur forme et opposées dans le sens, mais plutôt de deux expressions opposées dans leur forme et semblable dans leur sens.

L’entreprise a fait long feu. (n’a pas abouti)
L’entreprise n’a pas fait long feu. (n’a pas abouti)

Prends garde de tomber ! (évite de tomber)
Prends garde de ne pas tomber ! (évite de tomber)

Prends garde à elles ! (méfie-toi d’elles)
Prends garde à toi ! (méfie-toi d’elles)

Oui, rédacteur ou rédactrice, prends garde à toi et à elles, ces difficultés de compréhension qu’une écriture négligée pourrait occasionner. Si tu fais usage de mots et expressions de ce genre, assure-toi que ta prose fournit un contexte syntaxique, sémantique ou lexical suffisamment clair si tu veux gagner — et non encourir — la sanction de ton lectorat.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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