Points de langue - 4 mars 2024 - 5 min

Choisir la place de l’adjectif, choisir son sens

L’adjectif en français moderne se place le plus souvent à droite du nom dans le groupe nominal. C’est entre autres la position qu’occupent naturellement les adjectifs classificateurs. L’inverse ne serait pas sans rappeler la magique potion ou les romaines légions que rencontrent les irréductibles Gaulois chez les Bretons.

Les adjectifs descriptifs sont plus librement antéposés (placés à gauche du nom) ou postposés (placés à droite du nom). Chacun a une position préférée selon des critères syntaxiques, sémantiques et euphoniques, se pliant en fait le plus souvent aux caprices de l’usage.

À l’écrit, l’antéposition ou la postposition de l’adjectif se réduit presque toujours à un choix stylistique. Par exemple, on l’antépose davantage dans les textes littéraires ou de registre soutenu. Or, un délicieux repas et un repas délicieux décrivent parfaitement la même réalité. On trouve cependant dans la langue une poignée d’adjectifs aux sens multiples, et pour lesquels certains de leurs sens ne peuvent se manifester que dans l’une ou l’autre des deux positions :

Elle démontrait un talent certain. (un talent incontestable)
Elle démontrait un certain talent. (un talent manifeste, mais indéterminé)

Ces phénomènes se produisent la journée même. (cette journée-là)
Ces phénomènes se produisent la même journée. (à pareille journée)

L’interprétation du sens de certain et de même dépend complètement de leur position dans le groupe nominal. Inverser l’ordre des mots vient nécessairement changer le sens de la phrase. Ce n’est généralement pas le cas des adjectifs que nous verrons plus bas, pour lesquels le contraste apparait dans des contextes plus restreints.

Jeune, vieux, ancien

Jeune et vieux se placent normalement à gauche du nom, comportement qu’ils partagent avec la plupart des adjectifs monosyllabiques du français. En principe, rien n’empêche de les mettre à sa droite sans altérer le sens de la phrase. Ils diront alors toujours d’une personne, d’une chose, qu’elle a un certain âge, qu’elle existe depuis un certain temps :

De jeunes adolescents
Des adolescents jeunes
Un vieux manoir
Un manoir vieux de cent ans

L’adjectif qui contient un complément est toujours postposé dans le groupe nominal.

Cela dit, en cooccurrence avec certains noms, la position de l’adjectif peut créer un contraste dans la compréhension de la phrase. La postposition peut alors être nécessaire pour véhiculer le bon message :

Féliciter des mariés encore jeunes. (des mariés d’un jeune âge)
Féliciter d’encore jeunes mariés. (des gens récemment mariés)
Rencontrer un politicien jeune. (un politicien d’un jeune âge)
Rencontrer un jeune politicien. (un politicien d’un jeune âge ou un nouveau politicien)

Présenter une amie vieille. (une amie d’un âge avancé)
Présenter une vieille amie. (une amie de longue date)
Comparaitre devant un juge vieux. (un juge d’un âge avancé)
Comparaitre devant un vieux juge. (un juge d’un âge avancé ou un juge d’expérience)

Cette différence s’impose lorsque jeune ou vieux peuvent non seulement quantifier l’âge d’une personne, mais aussi la durée d’un état, d’une situation. Lorsqu’on parle de jeunes mariés, on parle en fait d’un jeune mariage; d’un jeune politicien, d’une jeune carrière de politicien; d’une vieille amie, d’une vieille amitié.

L’adjectif ancien, sémantiquement proche de vieux, adopte un comportement similaire. Il dit essentiellement d’une réalité qu’elle appartient à un autre temps; une église ancienne est une église construite il y a longtemps. En ce sens, il est habituellement postposé dans le groupe nominal. Il s’interprète tout autrement lorsqu’il est mis à gauche du nom :

La bibliothèque est construite dans une ancienne usine.
Je m’ennuie de mon ancienne voiture.
Ils ne s’entendaient pas avec l’ancien président.

Dans ces trois exemples, ancien ne dit rien sur l’âge des noms qu’il modifie. Il indique plutôt que ces réalités ne remplissent plus leur fonction donnée. La bibliothèque est construite dans un bâtiment qui n’est plus une usine, la voiture n’est plus mienne, la personne en question n’est plus président. Et comme il ne décrit plus dans cet emploi qu’une condition binaire, il résiste désormais aux adverbes d’intensité. De ce fait, si on accompagne ancien d’un tel adverbe, on peut à nouveau l’antéposer pour dire d’une chose qu’elle est vieille, sans causer d’ambigüité :

Nous visitons un cimetière ancien. (un cimetière qui existe depuis longtemps)
Nous visitons un ancien cimetière. (un terrain qui était autrefois un cimetière)
Nous visitons un très ancien cimetière. (un cimetière qui existe depuis très longtemps)

Cette distinction n’existe évidemment que pour les noms dont la fonction ou la caractéristique principale peut être perdue. Autrement, on distingue difficilement une ancienne comptine d’une comptine ancienne, une ancienne relique d’une relique ancienne. On évitera toutefois de confondre un ancien professeur avec un professeur ancien, au risque de le vexer, bien par mégarde.

De l’objectif au subjectif

Nous prenons pour exemple ici une liste assez fermée d’adjectifs qui, en emploi postposé, dénotent des observations neutres sur le nom qu’ils modifient. Alors que, au sens propre, ils dénotent des caractéristiques comme la bravoure, l’élégance, la pauvreté, etc., ils adoptent plus souvent un sens qui repose sur le jugement du locuteur lorsqu’ils sont antéposés :

Nous encourageons ces musiciens pauvres. (des musiciens sans le sou)
Nous encourageons ces pauvres musiciens. (des musiciens à plaindre)

Inviter un homme brave à s’assoir. (un homme courageux)
Inviter un brave homme à s’assoir. (un homme jugé bon)

Elle chasse la bête sale de son établissement. (une bête malpropre)
Elle chasse la sale bête de son établissement. (une bête détestée)

Rendre hommage aux physiciennes grandes. (les physiciennes de grande taille)
Rendre hommage aux grandes physiciennes. (les physiciennes émérites)

Le restaurant emploie un personnel chic. (un personnel bien habillé)
Le restaurant emploie un chic personnel. (un personnel agréable)

Ou encore, pour chic, l’antéposition permet également de donner une dimension subjective à l’adjectif qui décrit un objet inanimé :

Chacun portait une tenue chic. (une tenue distinguée)
Chacun portait une chic tenue. (une tenue qu’on apprécie)

L’adjectif triste, selon l’interprétation la plus courante qu’on en fait, peut tantôt décrire un être qui évoque la tristesse, tantôt décrire un être ou une chose qui la provoque. Similairement, curieux peut à la fois dire d’une personne qu’elle fait preuve de curiosité et dire d’elle qu’elle suscite la curiosité d’autrui.

La position de l’adjectif n’a pas d’impact s’il n’est pas possible pour le nom de recevoir les deux interprétations :

Une bien curieuse situation.
Une situation bien curieuse.

L’avenir lui réservait un bien triste sort.
L’avenir lui réservait un sort bien triste.

L’adjectif seul préfère ici l’antéposition. La présence de l’adverbe bien lui permet d’apparaitre plus naturellement dans les deux positions.

En présence d’une entité qui est en mesure de démontrer de la curiosité ou d’exprimer de la tristesse, la position de l’adjectif devient un élément essentiel pour parvenir à désambigüiser la nature du message :

On remarquait que j’étais un enfant curieux. (un enfant qui fait preuve de curiosité)
On remarquait que j’étais un curieux enfant. (un enfant étrange)

Il nous décrivait un individu triste. (un individu qui éprouve de la tristesse)
Il nous décrivait un triste individu. (un individu dont on déplore la condition)

Du subjectif à l’affectif

Un sous-ensemble d’adjectifs permet d’aller plus loin et d’ajouter une valeur appréciative au syntagme nominal. Leur emploi peut être mélioratif comme péjoratif :

Faire affaire avec un pur mécréant.
Commettre une sacrée bourde.
C’est un réel plaisir de faire votre connaissance.
S’embarquer dans un méchant projet.
Devoir travailler avec une belle andouille

Ces derniers exemples, comme pour beaucoup des phrases de ce type, appartiennent à un registre familier.

Les adjectifs de cette liste, que nous ne prétendons pas exhaustive, s’éloignent plus ou moins fortement de leur sens propre dans ces emplois en antéposition. En comparaison, il est difficile de dégager un sens cohérent de ces mêmes phrases lorsque l’adjectif est mis à droite du nom :

Faire affaire avec un mécréant pur.
Commettre une bourde sacrée.
C’est un plaisir réel de faire votre connaissance.
S’embarquer dans un projet méchant.
Devoir travailler avec une andouille belle.

Pour certains linguistes, ces adjectifs antéposés et postposés sont des homonymes parfaits, qui s’écrivent et se prononcent de la même façon, mais qui se distinguent tant au niveau du sens qu’ils constituent des unités lexicales différentes. Pour d’autres, ces adjectifs rempliraient plutôt simplement une fonction qui n’est ni qualificative ni relationnelle, mais affective.

Ils partagent par ailleurs certaines propriétés syntaxiques qu’on retrouve en tout ou en partie chez d’autres adjectifs vus plus tôt, comme une résistance aux constructions de comparaison et à l’intensification. Pour finir, il ne serait donc pas étonnant que les exemples suivants puissent en faire sourciller plus d’un :

Faire affaire avec un plus pur mécréant qu’un autre.
Nous avons commis une bien sacrée bourde.
Je me suis embarqué dans un très méchant projet.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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