Points de langue - 6 juin 2016 - 4 min

Journalièrement

Question reçue d’un utilisateur d’Antidote :

Il me semble que l’adverbe journalièrement n’existe pas en français (au Québec je ne sais pas). Nous ne le trouvons d’ailleurs ni dans le Dictionnaire de l’Académie française ni dans le Petit Robert. N’est-il pas plus correct d’utiliser quotidiennement ou journellement ? Est-ce une erreur ou un choix volontaire de le voir présent dans votre dictionnaire ?

Il est vrai que l’adverbe journalièrement est inconnu de la plupart des dictionnaires français. Cependant, bien que relativement rare, il est attesté dans des textes depuis plus de trois siècles. Témoin cet extrait d’une comédie de l’écrivain Paul Scarron publiée en 1647, l’Abrégé de comédie ridicule de Matamore en vers burlesques et sur une même rime1, passage où le prétendant Beau-Lieu s’adresse à la belle et cruelle Angélique :

Beauté que journalierement
J’affectionne vainement !

Cette comédie où tous les vers ont la même rime fournit un large éventail d’adverbes en -⁠ment. Nous avons respecté l’orthographe originale journalierement (mais, pour clarifier le deuxième vers, nous avons modernisé en J la majuscule I de l’original).

Voici une autre attestation d’ancienneté (1667), dans un contexte plus sérieux, celui d’un ouvrage destiné à des religieuses2, dans un passage où sont décrites les fonctions de la sœur économe :

Elle sçaura combien il faut d’estoffe pour un ornement d’Eglise, & le memoire des meubles qu’il faut faire donner aux pretendantes, comme aussi ce que l’on donne aux Confesseurs, aux pauvres tous les mois, au Medecin, au Procureur du Monastere, & autres telles choses, de quoy on a besoin journalierement.

L’orthographe archaïque journalierement témoigne du fait qu’à l’époque, l’accent grave sur la lettre e n’était pas encore utilisé dans ce genre de syllabe en milieu de mot. Mais on écrivait parfois ce mot avec un accent aigu, comme en fait foi l’exemple suivant, datant de 1767, où notre adverbe figure en place d’honneur sur la page titre d’un ouvrage paru à Bruxelles3 :

LIVRE
UTILE
AUX NEGOCIANS
DE L’EUROPE,
Contenant les Réductions des Argents dont
ils ont journaliérement besoin, & une
Préface instructive sur les Changes.

Le mot semble d’ailleurs avoir été relativement fréquent en Belgique. Il est consigné en 1857 dans un dictionnaire intitulé Belgicismes ou les Vices de langage et de prononciation les plus communs en Belgique4 :

journalièrement. C’est ce qu’il fait journalièrement. D[ites] : JOURNELLEMENT. « C’est ce que je lui répète JOURNELLEMENT. Il travaille à cela JOURNELLEMENT (sans cesse, sans manquer un seul jour de le faire). » [Académie].

L’article se termine par ce jugement sans appel :

Journalièrement n’est pas français.

Ce verdict est démenti par les textes. S’il est vrai que le mot restait très rare avant la fin du xviiie siècle, sa fréquence a fait à cette époque un bond sensible, pour rapidement se stabiliser à un niveau resté constant depuis, quoique modeste dans l’absolu. On le trouve dans des documents de France et d’ailleurs, moins dans des œuvres littéraires que dans des textes techniques ou journalistiques.

Pour ce qui est du Québec, mentionné dans la question, on peut signaler que journalièrement est recensé dans un dictionnaire de québécismes5, mais les nombreuses attestations européennes du mot contredisent l’étiquette de québécisme.

Le dictionnaire de citations d’Antidote 9 fournit trois citations provenant des sites Internet de journaux respectivement belge (La Libre Belgique), français (Libération) et québécois (Le Devoir). Elles ne sont qu’un petit échantillon, mais leur distribution géographique diversifiée reflète celle de la centaine d’occurrences de ce mot dans le corpus de textes ayant servi à constituer le dictionnaire de citations.

La rareté du mot peut expliquer qu’il ait échappé à l’attention des lexicographes français. Cette omission explique peut-être à son tour la volonté de certains d’y voir absolument un régionalisme.

On ne peut en tout cas pas reprocher à journalièrement d’être mal formé. Cet adverbe est régulièrement dérivé de l’adjectif journalier, apparu au xvie siècle, qui signifie « quotidien » (voir le Point de langue sur les adjectifs de périodicité). L’ajout du suffixe adverbial -⁠ment à la forme féminine de l’adjectif (journalière) correspond au mode de formation classique des adverbes. Le sens du mot est transparent, se déduisant naturellement de sa forme régulière. De ce point de vue, son synonyme et cousin étymologique journellement est un peu plus opaque pour un francophone du xxie siècle, car l’adjectif dont il est dérivé, journel, n’existe pas en français moderne (sa variante journal est par ailleurs à l’origine du nom journal).

Le dictionnaire de synonymes d’Antidote donne pour journalièrement les équivalents journellement et quotidiennement, en plus de locutions comme tous les jours et une fois par jour. Si on limite la comparaison de fréquence aux adverbes en un mot, c’est quotidiennement qui est nettement prédominant aujourd’hui. Pourtant, jusque vers 1820, il était aussi rare que journalièrement. On peut d’ailleurs remarquer que le dictionnaire de belgicismes de 1857 cité plus haut ne mentionne pas du tout quotidiennement dans l’article consacré à journalièrement. Ces deux adverbes vivaient alors dans l’ombre de journellement, de loin plus fréquent. Mais, depuis cette époque, journellement a connu un déclin continu, alors que quotidiennement a suivi une pente inverse, les deux courbes de fréquence se croisant au milieu du xxe siècle. Pendant ce temps, journalièrement est resté d’un usage discret, mais constant. Ironiquement, cette constance est à l’opposé d’un sens archaïque de l’adjectif journalier, sens consigné dans Antidote : « Susceptible de changer d’un jour à l’autre ».

Notre adverbe commence même à engendrer une descendance par dérivation : on peut trouver sur Internet une poignée d’occurrences du mot bi-journalièrement, employé au sens de « deux fois par jour ». Comme il est recommandé de souder le préfixe bi- à l’élément qui suit, il aurait été préférable d’écrire sans trait d’union bijournalièrement, mais la réticence à souder est peut-être venue du fait que le résultat puisse faire penser au mot bijou

Le fait de consigner dans Antidote l’adverbe journalièrement n’interdit évidemment pas de lui préférer des synonymes plus fréquents. D’ailleurs, Antidote le définit simplement par ses synonymes (« Journellement, quotidiennement. ») : ce type de définition qui s’apparente à un simple renvoi a justement pour but de montrer que ces synonymes sont plus habituels.

Quoique rare, ce mot de formation régulière et de sens transparent est toujours vivant. On pourra s’en servir occasionnellement pour diversifier son vocabulaire, sans pour autant se faire une obligation d’employer journalièrement journalièrement.


  1. Scarron, Paul. Abrégé de comédie ridicule de Matamore en vers burlesques et sur une même rime, scène II, dans les Boutades du capitan Matamore et ses comédies, Paris, Antoine de Sommaville, 1647, p. 109.  

  2. Coutumier et directoire pour les sœurs religieuses de la Visitation sainte Marie, Paris, François Muguet, 1667, p. 46.  

  3. Serré, Adrien. Livre utile aux négociants de l’Europe, 2e édition, Bruxelles, J. Vandenberghen, 1767, page titre.  

  4. Benoit, Joseph. Belgicismes ou les Vices de langage et de prononciation les plus communs en Belgique, Anvers, Kennes et Gerrits, 1857, p. 88.  

  5. Meney, Lionel. Dictionnaire québécois français, Montréal, Guérin, 1999, p. 1017. 

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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