Singes humains

On a constaté depuis l’Antiquité que l’être humain présente une plus grande similitude avec les singes qu’avec les autres animaux. En fait, les progrès de la génétique ont permis d’établir avec certitude que les « grands singes », c’est-à-dire ceux dépourvus de queue, au volumineux encéphale et qui marchent en s’appuyant sur la plante des pieds, englobent même l’être humain. Notre étroite parenté avec les autres grands singes, soit les singes anthropoïdes, se manifeste d’ailleurs jusque dans la façon dont on les a nommés, puisque leurs étymons proviennent apparemment tous de mots désignant des êtres humains.
Par esprit de contradiction, au lieu de grimper à l’arbre, comme le font les singes, nous creuserons plutôt les racines de quatre appellations de grands singes anthropoïdes : gorille, chimpanzé, bonobo et orang-outan.
gorille
Le gorille est le plus grand des singes anthropoïdes. Sa taille est comparable à celle de l’humain, mais il est beaucoup plus massif. Il compte deux espèces, malheureusement menacées de disparition : le gorille de l’Est (Gorilla beringei) et le gorille de l’Ouest (Gorilla gorilla).
Le missionnaire et naturaliste américain Thomas Staughton Savage avait créé en 1847 le binôme latin Troglodytes gorilla (aujourd’hui, Gorilla gorilla) pour désigner le gorille de l’Ouest. Le nom gorille, apparu en français en 1854, provient de l’adaptation du nom d’espèce de ce binôme. Gorilla fait référence au nom grec Gorillai, qu’aurait adopté l’explorateur carthaginois Hannon le Navigateur lors de ses voyages en Afrique occidentale (vers 500 av. J.‑C.). Une traduction grecque du récit de ses périples raconte qu’Hannon et son équipage entrèrent en conflit violent avec les Gorillai, qu’on décrivait comme des personnes. On n’arrive cependant pas à déterminer s’il s’agissait de membres d’une ancienne tribu ouest-africaine ou de véritables gorilles :
Nous parvînmes à la baie appelée Corne du Sud; dans cette baie était une île, semblable à la première, dans laquelle était un lac; et dans celui-ci, une autre île remplie de sauvages, mais dont la plus grande partie était des femmes, ayant le corps couvert de poil, que nos interprètes appelaient Gorillai. Les ayant poursuivis, nous ne pûmes prendre aucun homme : tous échappèrent en grimpant au milieu des précipices, et en se défendant avec des fragments de rochers; mais nous prîmes trois femmes qui mordirent et égratignèrent ceux qui les amenaient, et qui ne voulaient pas suivre.
(Traduction d’un passage du Périple d’Hannon)
Selon ce récit, le terme Gorillai aurait été adapté d’un mot carthaginois, vraisemblablement d’origine africaine. Notons que le wolof, langue d’Afrique occidentale, plus précisément du Sénégal, possède un nom góor, signifiant ‘homme’. Celui-ci offre une similitude avec la première partie de Gorillai, quoiqu’il soit possible que cette similitude soit purement fortuite.
Par comparaison avec l’apparence presque humaine du gorille, avec sa forte corpulence et sa présumée agressivité, gorille développa à la fin du XIXe siècle le sens de ‘homme corpulent, laid et agressif’, qui, avant de disparaitre, produira au milieu du XXe siècle le sens familier ‘garde du corps d’un personnage officiel’.
chimpanzé
Les chimpanzés sont des singes anthropoïdes d’Afrique, comme les gorilles. Ils sont les êtres vivants partageant le plus d’ADN avec l’être humain : près de 99 %! Ils comptent deux espèces, elles aussi menacées d’extinction : le chimpanzé commun (Pan troglodytes) et le chimpanzé nain, mieux connu sous le nom de bonobo (Pan paniscus).
Le nom chimpanzé a été emprunté à une langue africaine, possiblement le kikongo. Dans cette langue, l’expression ci-mpenzi signifierait ‘faux homme’. En raison de son origine étrangère, le nom français chimpanzé a hésité entre diverses graphies, dont la première attestée, quimpezé (en 1738), suivie de chimpansé (au XIXe siècle), avant d’évoluer vers la graphie actuelle chimpanzé (à partir du milieu du XIXe siècle).
bonobo
Le terme bonobo est le nom courant du chimpanzé nain (Pan paniscus). Le bonobo a mérité sa place dans la culture populaire pour sa propension à résoudre les conflits par des relations sexuelles à but non reproductif.
Le bruit court que le nom bonobo serait l’altération de Bolobo, nom d’un port sur la rivière Congo. Il aurait été inscrit sur une caisse expédiée en Belgique dans les années 1920 et contenant un chimpanzé nain. Cette hypothèse n’est cependant pas étayée par des documents fiables. Il y a lieu de croire que le mot provient plutôt d’une langue non identifiée du Congo. On a proposé ainsi qu’il pourrait tirer son origine d’un mot signifiant ‘ancêtre’ et appartenant à une langue bantoue disparue. Peu importe son origine, il est en tout cas probable que ce mot soit passé par l’allemand avant d’aboutir au français, car sa première date d’attestation en allemand (1939) est antérieure à celle du français (1955).
orang-outan
Les orangs-outans sont des singes anthropoïdes au pelage roux qui vivent dans les iles de Sumatra et de Bornéo. Comme les gorilles et les chimpanzés, ils sont menacés d’extinction.
Le nom orang-outan a été emprunté au malais orang hutan, qui se décompose en orang ‘personne’ et hutan ‘forêt, région sauvage’. L’expression signifie donc en malais ‘personne de la forêt’ ou ‘personne sauvage’. Cette étymologie rejoint celles, moins certaines, de gorille, chimpanzé et bonobo, qui réfèrent toutes à une personne. Cette identité sémantique confirme l’impression de similitude entre ces singes et les êtres humains.
Après avoir été mentionnée comme mot étranger à partir de la fin du XVIIe siècle, la première appellation de ce singe se manifeste en français au milieu du XVIIIe siècle sous la forme oranoutang. La graphie orang-outang a ensuite dominé pendant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Elle constitue de fait la seule graphie mentionnée dans l’édition de 1932 du Dictionnaire de l’Académie française. La graphie orang-outan, plus conforme à son étymologie, a commencé à être utilisée au tournant du XIXe siècle et est de plus en plus privilégiée depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Pour des raisons étymologiques, on ajoute au pluriel un ‑s non seulement à outan, mais aussi à orang (orangs-outans), parce que celui-ci joue le rôle de nom générique de l’expression, un orang-outan étant une sorte d’« homme » et non pas une sorte de « forêt ». Cependant, Littré fait l’observation suivante, sous l’article « orang-outang » de son Dictionnaire de la langue française (1877) :
Buffon écrit des orangs-outangs; suivant l’étymologie, il faudrait écrire : des orangs-outang, puisque cela signifie les hommes de la forêt; mais le mieux est de le traiter comme un mot français, et d’écrire des orang-outans.
Cette recommandation de Littré est restée lettre morte.
